Les abeilles grises

L’animation de ce mardi 12 mars résonnait avec l'actualité internationale conviant autour de la table de la bibliothèque le roman de l'écrivain ukrainien Andreï Kourkov Les abeilles grises dont l'action se situe dans le Donbass occupé par les troupes séparatistes pro russes 5 ans avant l'invasion russe du 24 mars 2022.

            Deux mots constituent le titre du roman ; on peut, à partir d'eux, mettre en valeur thème et personnage : la guerre et Sergueïtch un retraité dont la passion est les abeilles.

            Nous sommes en 2017 dans le Donbass ; cette région située à l'est de l'Ukraine est l'enjeu d'un conflit armé entre les séparatistes pro-russes d'une part, et d'autre part le nouveau gouvernement ukrainien pro-européen, dont ils ne reconnaissent pas la légitimité et qu'ils considèrent comme fasciste et nazi. Sans reconnaissance internationale deux entités se constituent : la république populaire de Donetsk et la république populaire de Louhansk soutenues de façon encore informelle par la Russie. La zone qui correspondant à la longueur, 420 kms, de la zone de front Russie/Ukraine où s'opposent les deux armées est appelée zone grise, terme géopolitique signifiant qu'un territoire est hors de contrôle de l'état, une zone intermédiaire entre deux armées, où tend parfois à se développer une économie parallèle. L'adjectif grise que nous donne le titre ne concerne pas seulement la zone, c'est aussi la couleur de beaucoup de pages du roman où tout est gris, un peu flouté ,ni noir ni blanc, empreint d'une langueur un peu triste ; il regardait par terre : ses yeux étaient habitués à cette grisaille. Noir plus blanc donne gris.  Ainsi se conjuguaient l'obscurité et la neige , rendant la route visible dans le soir hivernal                   

            Dans cette zone grise dans le village de Mala Starogradivka, dans ce no man's land déserté par ses habitants qui ont fui, vivent deux hommes Sergueïtch et Pachka ; ennemis d'enfance, depuis l'école maternelle. Ils sont les seuls habitants et habitent chacun dans une rue différente ; Sergueïtch habite rue Lénine et Pachka  rue Chvetchenko, nom d'un poète ukrainien. Ils ne se parlent pas, s'ignorent, se méprisent jusqu'à ce que la situation leur impose une certaine entraide. A travers le déroulement du roman .tout doucement l'immobilisme et la méfiance mutuelle des deux hommes vont faire place à un début de solidarité, de complicité. Pachka est un retraité précoce et solitaire dont la débrouillardise ne s'encombre pas de sentiments patriotiques ou d'autres valeurs. A un moment voyant Pachka sortir de l'argent de sa poche Sergueïtch lui demande mais d'où sors-tu ces roubles ? Ça vient des  copains dit-il en se retournant. Je les aide ils m'aident ! Il faut bien survivre d'une manière ou d'une autre. Le personnage principal, on n'ose pas dire le héros,le mot est trop grand pour lui, il n'en voudrait pas si on le lui proposait, est Sergueïtch. Depuis le départ de sa femme Vitalina partie avec leur fille Angélica  il y a 6 ans il vit seul. Âgé de 49 ans ancien mineur, ou plutôt contrôleur de sécurité dans les mines, Sergueï atteint de silicose ce qui expliquera sa mise à la retraite encore jeune, est un homme attachant, sur lequel son auteur pose un regard plein de tendresse. Il est apiculteur et vivote en s'accrochant à ses bouteilles de ratafia mais surtout à ses ruches. Ses abeilles, voilà l'autre mot du titre, occupent le centre de son monde ; il sait que face à la folie des hommes elles sont sages ; elles savent l'apaiser et le guérir de tous les maux. Elles produisent le miel qui guérit, qui nourrit, qui s'échange et devient donc un moyen de vie, de survie. Il se sent responsable d'elles. Les abeilles ne sont pas les seules à être l'objet de ses attentions ; Sergueïtch aime les hommes, se soucie d'eux, d'une forme noire couchée sur la neige qui est un soldat et à qui il faut donner une sépulture quel que soit le camp auquel il appartient Un être humain doit ou bien vivre ou reposer dans une tombe. Profondément pacifiste il attend que la folie des hommes et le bruit des bombes et des obus prennent fin De douloureuses fissures s'étaient propagées dans  tout le pays comme dans du verre et que de ces fissures du sang avait coulé.

            La première moitié des Abeilles grises se passe en Janvier et Février 2017 dans ce minuscule village coincé dans la zone grise qui sépare l'Ukraine du Donbass. Mais lorsque le printemps arrive Sergueïtch qui se sent responsable de ses abeilles ne peut imaginer les laisser sortir dans un paysage ravagé par les tirs d'obus ;il charge ses ruches à l'arrière de sa voiture , une vielle Lada et s'engage dans un périple qui l'amènera plus loin que prévu, en Crimée. La suite du roman qui se déroulera donc hors de la zone grise va être celle de jolies rencontres, féminines surtout : l'épicière Galia, auprès de laquelle on trouve pour la première fois le mot sérénité, sentiment qu'il va aussi redécouvrir chez ses abeilles qui peuvent enfin survoler des champs qui ne sont plus creusés par les obus mais semés de fleurs sauvages ou de sarrasin. Il y a Aysilu l'épouse d'Athem un apiculteur tatar qu'il a rencontré autrefois dans un congrès ; ce seront des pages où les rêves de Sergueïtch se mélangeront à la réalité qu'il découvre dans des paysages inconnus de lui qui a si peu voyagé, des pages où vont coexister la gentillesse et l'absurdité d'un système qui complique tout, l'hospitalité d'un côté et de l'autre l'oppression et la corruption des autorités russes visibles surtout en Crimée à l'égard des Tatars. C'est un livre dont la toile de fond est la guerre mais Sergueïtch dès le début du roman veut croire en une paix redevenue possible. Ça faisait presque 3 ans que Pachka et lui maintenaient la vie dans le village. On ne pouvait tout de même pas laisser le village sans vie Si tout le monde partait personne ne reviendrait. Alors qu'ainsi on était forcé de revenir. Quand c'en serait fini de la folie des hommes à Kiev ou bien des bombes et des obus.

            Une autre note paisible dans ce livre dont le décor lointain est la guerre est donnée par les abeilles dont le titre du roman met en valeur l'importance, la douceur et la guérison qu'elles apportent  Il se rappela les ruches assemblées sous le arbres sur lesquelles il s'assoupissait pour se relever regonflé par l'énergie de centaines de milliers d’abeilles ; il se rappela le sourire de bonheur radieux qu'affichait le large visage du gouverneur après plusieurs heures de sommeil sur les ruches

            Que font-elles les abeilles ukrainiennes en ce moment ?