Arthur Rimbaud à la bilbiothèque

Nous étions une douzaine, lectrices adeptes de poésie, à écouter l'homme aux semelles de vent à travers les vertiges des mots et des images qu'il a crées dans cette fin du 19ème siècle où le classicisme du mouvement parnassien n'avait pas encore été bousculé par ceux que l'on appellera les poètes maudits.

            Arthur Rimbaud est né à Charleville en 1854 ; sa mère femme austère et dévote lui donne une éducation sévère contre laquelle il va très vite se révolter faisant plusieurs fugues dont la première à Paris en 1870, puis en Belgique. Cette révolte n'est pas seulement dirigée contre la figure maternelle que les biographes présenteront tous comme castratrice mais aussi contre sa ville natale, pétrie de l'esprit étroit de la bourgeoisie qu'il abhorre, contre l’Église et la religion catholique faite d'hypocrisie et du respect d'un ordre désuet qu'il rejette, contre l'école et toutes les formes de bienséances qui sont un carcan pour l'adolescent épris de liberté. Il y a aussi en lui une forme de rébellion métaphysique contre la condition humaine et l'absurdité de l'existence qui très tôt lui paraissent insupportables. En 1870 alors que la guerre éclate le nationalisme va s'ajouter à la longue liste des choses qu'il déteste, au patriotisme absurde et revanchard qu'il appelle de ce néologisme « patrouillotisme ». La guerre va lui inspirer, sans qu'elle soit jamais nommée, le célèbre sonnet Le dormeur du val dont nous connaissons tous les derniers vers :

Nature, berce-le chaudement : il a froid...

Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine

Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

 

En mai 1871 les formes poétiques qu'il écrit sont moins traditionnelles et il espère changer le monde par des formes nouvelles d'expression qu'il expliquera dans les Lettres du Voyant donnant par exemple à chaque voyelle des couleurs différentes. Sonnet les voyelles.

A noir, E blanc, I rouge, U vert O bleu,

 

            Une nouvelle fugue va déboucher sur la grande aventure parisienne faite de créations, d'exaltations et de rencontres littéraires dont la plus célèbre est bien sûr celle de Paul Verlaine. Alors âgé de 27 ans Verlaine est fasciné par cet adolescent de 17 ans qui vient d'écrire le long poème fleuve Le Bateau ivre et que tous les cénacles parisiens s'arrachent. Le Bateau ivre est le récit d'une traversée racontée par le bateau lui-même, (les pronoms personnels ou possessifs je, me, mes, sont très présents) ;

Comme je descendais des fleuves impassibles

Je ne me sentis plus guidé par les haleurs

Des Peaux Rouges criards les avaient pris pour cibles

Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

 

            C'est aussi le d'une navigation fabuleuse où le bateau rompt dans un fracas bruyant ses amarres avec le monde ancien pour découvrir l'exaltation J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies et c'est en même temps le récit d'une expérience poétique  et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir ; d'une libération enthousiaste d'abord, et d'ineffables vents m'ont ailé par instants.

            La retombée de l'extase du poète va forcément arriver car l'expérience mystique connaît la finitude. La libération que l'on a cru radicale ne dure pas comme la désillusion de la Commune ou de toutes les révoltes qui n'engendrent pas des changements définitifs. S'en suit un retour au calme de l'ordre ancien mais qui est riche cependant d'une promesse future. Après l'ivresse, la tristesse.

 

 Mais vrai j'ai trop pleuré. ! Les Aubes sont navrantes.

Toute lune est atroce et tout soleil amer.

 

            Les interprétations du Bateau ivre sont multiples ; on y a vu une allégorie de La Commune ou de la Poésie tentant de s'affranchir des carcans qui l'asphyxient ; on y a vu aussi l'autobiographie du poète devenu voyant ou encore la vision prophétique de la vie de Rimbaud qui après des débuts incandescents s'est tu et a connu le quotidien décevant, navrant d'une vie d'aventurier perdu.

 

            Le drame de Bruxelles le 10 juillet 1873 où lassé de la sentimentalité de Verlaine il menace de la quitter, celui-ci le blesse de deux coups de pistolet et sera pour ce geste incarcéré , l'échec de l'entreprise du Voyant, l’accueil glacial fait à Une saison en enfer vont éloigner définitivement Rimbaud de la littérature. Il a 19 ans. La suite de sa vie fut faite de voyages, d'errances. Son séjour de 11 années passées en Abyssinie sont marquées par la douleur, l'ennui, l'épuisement physique de conducteur de caravanes à la tête desquelles il traverse la mer Rouge, le désert somalien . Les échecs commerciaux de ses  expéditions, de ses ventes d'armes, ne lui donnent cependant pas envie de rentrer en France. Veut-il montrer ainsi qu'il tourne le dos à l'expérience poétique ? qu'il veut l'oublier pour se confronter au réel dont le désenchantement sera un écho à ses désillusions littéraires ? Je traîne comme un âne dans un pays (l'actuel Yémen) pour lequel j'ai une horreur indicible écrira-t-il à Aden en 1882. Mais l'aventure orientale, malgré son échec, semble une façon de rester fidèle à l'adolescent fugueur et à cette liberté qu'il ne cessera jamais d'évoquer Je m'entête affreusement à adorer la liberté libre écrivait-il à son professeur Izambard en 1870. Il a changé cependant et le voyou, le rebelle, le jeune homme asocial est devenu, d'après les témoignages de ceux qui l'ont croisé dans ses dernières années, honnête, bon et charitable. L'aspect financier est cependant présent dans ses dernières années. La quête poétique de l'or est devenue la recherche de l'argent. Mais il ne connaîtra jamais l'enrichissement matériel toutes ses tentatives échouant quel que soit le domaine dans lequel elles sont faites.

            Sa fin sera tragique : atteint d'une tumeur cancéreuse à la jambe, il s'embarque pour être soigné à Marseille et après de grands moments de souffrance il sera amputé de la jambe droite. « Je ne fais que pleurer jour et nuit, je suis un homme estropié pour toute ma vie » Il mourra de la gangrène à l'âge de 37 ans le 10 novembre 1891. il y a 130 ans.

 

            Pour que plusieurs voix évoquent les mots, les vers que nous avons tous au fond de nous-mêmes la présentation du poète a été polyphonique. Marythé a lu les pages de Jean d'Ormesson parlant avec fougue du jeune homme des Ardennes qui a enchanté son adolescence et sa vie d'homme mûr ; Marie Odile a lu Le buffet qui a le charme des choses anciennes puis nous avons écouté le poème Ophélie qui flotte très lentement couchée en ses longs voiles 

Les mots de Rimbaud dansaient encore dans nos mémoires lorsque nous nous sommes quittées.