Journal d'un confinement (16)

Je suis né à Londres en 1889. Mes parents, artistes de music-hall, vivaient très pauvrement. J'aimais faire rire, comme eux, mais la misère me poussa, comme beaucoup d'Européens, à émigrer en Amérique. Eprouvé par le mal de mer, la traversée ne fut pas une ciné-cure. J'y rencontrai, cependant, une charmante jeune fille voyageant avec sa maman souffrante (mal de mère, probablement).

     Aux Etats-Unis, je m'achetai des vêtements d'occasion : une veste étriquée, un chapeau trop petit, des chaussures trop grandes et une canne. Je n'avais pas de quoi manger, dans mon pantalon bouffant. Seule coquetterie, je gardai une toute petite moustache. J'exerçai différents métiers : garçon de café, pompier, dentiste, concierge, déménageur, boxeur, garçon de banque, artiste peintre, marin, chef de rayon, policeman, soldat, mais j'avais une vie de chien. J'ai cambriolé, fait de la prison, me suis évadé. J'eus quelques beaux moments, une idylle aux champs me procura une journée de plaisir et, un jour, je rencontrai un enfant abandonné. Il m'encombra un peu, ce kid, puis je m'attachai à lui. Il devint le complice de mes larcins. Le hasard me fit retrouver sa mère et nous nous construisîmes un avenir à trois, malgré l'opinion publique.

     La faim tenaillante m'obligea à partir, comme des milliers d'aventuriers, à la recherche de l'or, dans la région du Klondike. L'utopie fut de courte durée. Contraint de manger mes chaussures, les petits pains ne dansaient que dans mes rêves, attaqué par un ours, au bord du gouffre dans ma misérable cabane, je renonçai avant de mourir de froid et m'engageai dans un cirque. Garçon de piste, je ne gagnais pas vraiment ma vie, qui parfois ne tenait qu'à un fil et, plutôt que de voler les fourchettes en argent, je m'enfuis avec l'écuyère.

     Fasciné par les lumières de la ville, je vagabondais dans les rues lorsque je fus attiré par une jolie marchande de fleurs aveugle qui me confondit avec un homme riche. Sauvant un désespéré de la noyade, je fus récompensé, mangeai des spaghettis jusqu'à m'en faire enguirlander, dansai comme un beau diable, mais revins à la dure réalité avec une obsession, trouver les moyens de guérir la petite fleuriste, pour laquelle j'avais eu le coup de foudre. Un match de boxe truqué ne me rapporta que des plaies et des bosses. C'est le millionnaire repêché quelque temps auparavant qui m'offrit les 1000 dollars nécessaires à l'opération des yeux de ma protégée. Clairvoyante, la fleuriste accepta ma pauvreté. Le début du bonheur...?

     Hélas, les temps modernes, s'ils accroissaient la richesse des gens déjà fortunés, n'étaient pas tendres avec le petit peuple. Je travaillai à la chaîne dans une usine dont le patron se mit en tête d'accélérer les cadences. Il fallait boulonner toujours plus vite, utiliser des appareils pour perdre le moins de temps possible pendant la pause déjeuner. J'en devins cinglé, me retrouvant prisonnier des rouages d'une machine infernale. Manifestant par erreur, je rencontrai une gamine, avec qui je m'installai, à ma sortie de prison, non pas à Buckingham Palace, mais dans une masure. Pour vivre, je trouvai un emploi de serveur dans un restaurant où je poussais parfois la chansonnette, ''Titine'' fut mon plus gros succès. La gamine et moi partions main dans la main sur la route du bonheur, tandis qu'une menace grondait sur l'Europe...

     Hynkel, un dictateur fou rêvait de conquérir le monde, jouant avec le globe comme avec un ballon de baudruche. J'étais alors barbier dans un ghetto. Tous mes voisins étaient juifs. Le hasard voulut que le chef d'Etat mégalomane me ressemblât étrangement, la même petite moustache lui chatouillait les narines, moi, cela me faisait rire, lui, ça le rendait fou. Dans le camp où je fus incarcéré, je retrouvai un officier de Tomanie, le pays dirigé par le tyran. Mon compagnon était un aviateur que j'avais sauvé jadis, lors d'une autre guerre. Nous réussîmes à nous évader, mais ma ressemblance avec Hynkel était telle que, par un concours de circonstances, je me retrouvai à sa place sur une estrade, contraint de faire un discours, ce n'était pas pour me déplaire, j'étais resté muet si longtemps. Finalement, pour l'imiter, il me suffisait d'éructer comme lui, d'aligner des borborygmes, les micros s'en tordaient de honte, mais la foule hurlait son bonheur, le bras levé. Elle aurait applaudi même si j'avais aboyé le bottin téléphonique ou la liste des courses.

     Le directeur du F.B.I., qui n'aimait pas mes prises de position politiques, commença à me persécuter. De procès en procès, je me laissai gagner par des idées noires, m'imaginant, tantôt comme un serial killer, à l'image du docteur Petiot ou de Landru, je me faisais appeler alors Monsieur Verdoux, tantôt comme un comédien qui voit son talent décliner, la scène le rejeter, et qui ne songe plus qu'à fuir les feux de la rampe.

     Je fus contraint de m'expatrier d'un pays qui ne m'aimait plus et m'installai à Vevey, en Suisse. Là, je vis grandir mes derniers enfants. Je pouvais encore circuler en Europe, un continent dans lequel je me sentais compris, voire adulé. Je mourus en 1977, le 25 décembre. Je n'avais jamais cru au Père Noël. Celui-ci se vengea en me convoquant à son bureau le seul jour de l'année où il travaillait.

     Mon seul regret : j'aurais aimé faire du cinéma.

  

                                                                                                           THE END