La figure du père à travers trois romans féminins

L'image paternelle est très présente depuis des décennies dans les livres écrits par des auteurs. Qu'en est-il lorsque ce sont des femmes qui parlent du père, de leur père ? Nous avons eu envie de décortiquer les ressorts de cette écriture à tendance autobiographique dans trois romans d'auteures. La reine du silence de Marie Nimier, Premier sang d'Amélie Nothomb et La nuit des pères de Gaëlle Josse avec pour chacun d'eux les trois mêmes questions : Pourquoi est-il écrit ? Comment est-il écrit ? Qui est ce père ?                

            Marie Nimier, née en 1957, a publié ce roman qui obtint le prix Médicis en 2004 ; le titre fait référence à une carte postale que lui écrivit son père avec ces mots : que dit la reine du silence ? Écrire était pour la jeune femme une nécessité pour se confronter avec la figure paternelle et plus, se reconstruire face à un père mort jeune. Roger Nimier, écrivain considéré par beaucoup comme un des plus grands écrivains de sa génération avait 37 ans lorsqu'il s'est tué au volant de son Aston Martin, laissant une petite fille de 5 ans qui dut vivre avec l'absence, le manque, le silence. Grâce à ce livre elle va apprendre son père, recomposer son image pour apprendre à l'aimer et aller mieux. Le roman est double : un premier livre anecdotique qui évoque la double vie de Roger Nimier ou plutôt le Roger Nimier double : l’écrivain adulé, ses amis, ses maîtresses, sa célébrité et le père absent, indifférent, le mari alcoolique et volage. Derrière ce récit se cache un second livre analytique, un travail sur soi de l'auteure qui sans chronologie, en phrases courtes, utilisant tantôt le je de la 1ère personne, tantôt le tu en se parlant à elle-même décrit ses étapes vers ce qui va être, peut-être, un apaisement. Qui est ce père ? Marie a peu de souvenirs : je n'étais pas dans la voiture, j'avais 5 ans et je n'avais pas vu mon père depuis des mois. Il n'habitait plus la maison. Ce père indifférent qui a réussi à faire de la naissance de la petite fille un non événement écrivant à un ami « Au fait Nadine a eu une fille hier, j'ai été immédiatement la jeter à la Seine » peut être aussi parfois violent, cruel sans aucun regard pour cette petite fille. La personnalité du père est aussi faussée par le discours idéalisé de la mère qui veut, fût-ce en mentant, faire croire à ses enfants qu'ils sont des enfants de l'amour. Images contradictoires donc qui émaillent le livre, images négatives de l'homme privé alors que l'homme public était brillant mais que Marie Nimier essaye d'adoucir ou au moins de justifier.

            Amélie Nothomb romancière belge d'expression française, née en 1966, est une auteure prolifique qui publie un ouvrage par an. Premier sang, prix Renaudot 2021, est son 30ème roman. Ce roman autobiographique raconte l'enfance et la jeunesse de son père Patrick Nothomb mort subitement le 17 mars 2020, aux obsèques duquel elle ne put aller, retenue à Paris par le confinement. Ce livre joue donc le rôle de catharsis en représentant une passion, une souffrance dont elle s'est délivrée par le pouvoir des mots. « J'ai vraiment pu dire au revoir à mon père en le ressuscitant le temps de l'écriture » Capter la voix de son père tant aimé dans son livre a permis à la romancière d'entamer son processus de deuil et elle ajoute « J'aime à penser que mon père va bien maintenant et qu'il est entré dans son grand sommeil » Le livre est donc écrit à la fois pour elle, livre cathartique qui a permis le deuil et pour lui à qui il a apporté le repos, sa place de mort qui n'a plus à errer dans le monde des vivants. Comme tous les romans d'Amélie Nothomb le livre est court, 172 pages, et son procédé narratif est un long flash back. Les 3 premières pages sont la dernière séquence de l'histoire racontée. « On me conduit devant le peloton d’exécution. En face de moi la mort a le visage de 12 exécutants » et la dernière page va reprendre cette séquence « de puis combien de temps suis-je en face de ces 12 hommes ? » La structure du roman sera alors classique et suivra la chronologie des faits racontés. La naissance de l'enfant, la mort de son père alors qu'il a 8 mois, le chagrin de sa mère veuve inconsolable, son éducation par ses grands parents maternels puis, parce que ceux-ci l'aiment trop, pour l'endurcir les vacances passés chez son grand père paternel. Là une horde d'enfants sauvages, les 13 enfants de celui-ci, vont dans la faim, le froid, dans un château délabré lui faire passer des moments d'enfer qui seront à ses yeux joyeux et délicieux car lui, l'enfant unique, est enfin entouré d'autres enfants ! Le sujet pourrait être grave mais, comme toujours, la romancière choisit de le traiter avec humour et légèreté. Qui est ce père ? Contrairement à Roger Nimier Patrick Nothomb est un père adoré par sa fille.  Diplomate il fut ambassadeur au Japon, en Birmanie, en Italie, en Thaïlande, adorait le théâtre japonais et était chanteur de Nô. Belge et Luxembourgeois il retrouve en 1953 son titre de baron (dont héritera Amélie Nothomb) Son enfance ainsi que la prise d'otages au Congo par des rebelles révolutionnaires alors qu'il est jeune consul de 28 ans et dont le récit ouvre et ferme le roman furent celles que le livre Premier sang raconte « La part de fiction est nulle tous les faits du livre sont exacts » affirme l'auteure dans une interview. Père aimé et admiré, très présent dans la vie de la romancière et de ses 2 autres enfants, ce livre est un hommage funéraire qui lui est rendu. Il avait sûrement des défauts dira-t-elle en parlant de lui après sa mort mais je ne les voyais pas, ils ne me gênaient pas. Cet hommage d'autant plus émouvant qu'Amélie Nothomb choisit d'écrire à la première personne et se glisse ainsi dans la peau de son père pour raconter des épisodes marquants de sa vie

            Gaëlle Josse, femme de lettres française née en 1960, après quelques années passées en Nouvelle Calédonie,  travaille comme rédactrice pour un site internet à Paris et organise des ateliers d'écriture et d'écoute musicale. Elle dit être arrivée à la littérature par la poésie. Quelques titres de romans : Les heures silencieuses, Une longue impatience, Le dernier gardien d'Ellis Island.

La nuit des pères paru en septembre 2022. est son dernier roman  Œuvre de fiction mais parsemée de traits autobiographique le livre a sur sa couverture la silhouette d'un homme en tenue de montagnard qui gravit une pente escarpée. La montagne est noire, le ciel gris foncé avec des nuages qui semblent menaçants et le mot nuit annonce au lecteur une histoire sombre, peut-être tragique, une histoire de douleur. Comme souvent chez Gaëlle Josse le livre est court, 172 pages. Le style choisi par la narratrice Isabelle est sobre refusant un lyrisme qu'elle trouverait déplacée dans les circonstances dans lesquelles ce récit est écrit. Isabelle a quitté depuis longtemps ce village de Savoie où vivent encore son père, ancien guide de haute montagne et son frère Olivier. Elle n'y est pas revenue depuis de nombreuses années. Elle l'a quitté pour échapper au mutisme de son père, à ses colères, à l'ambiance de terreur qu'il faisait régner autour de lui à cette famille qu'il meurtrissait malgré l'amour de la mère-paratonnerre qui voulait en protéger ses enfants ; elle l'a quitté pour oublier ces paroles terribles : « tu ne seras jamais aimée de personne. Tu m'as dit ça un jour mon père. Tu vas rater ta vie. Tu m'as dit ça aussi. » Mais son frère vient de lui téléphoner pour lui demander de venir : leur père glisse tout doucement vers des oublis et les signes de la maladie d'Alzheimer se font de plus en plus visibles. Le roman sera le récit de ce retour. Comme dans une tragédie antique le drame est resserré dans le temps, 4 jours du vendredi 21 août au lundi 24 août 2020 (un épilogue de quelques pages sera ajouté à la fin, le vendredi 1er janvier 2021) et le lieu sera unique : la maison familiale où ils ont vécu enfants.C'est aussi comme une longue lettre écrite à ce père « toi silencieux, colérique, taciturne, difficile d'être les enfants de ta colère, de ton absence ». C'est également un roman de l'attente, d'un secret dont le lecteur veut la clé, le roman d'un cri répété chaque nuit. La soirée du dimanche 23 août est une rupture dans la construction et dans la prise de parole : c'est le père qui parle à ses deux enfants et sa parole/confidence va expliquer son impossibilité à être heureux. Mais comme dans les deux autres romans qui est ce père ? Guide de haute montagne admiré et respecté dans  toute la vallée, il est dans le silence de sa maison ce tyran domestique dont la mère douce, aimante et consolante va essayer de les protéger. L'ombre de la montagne plane toujours sur eux, cette montagne qu'il aimait et qui seule semblait apaiser ses colères terribles. Sur le père aussi plane l'ombre de la grande Histoire, du poison qu'elle infuse, des blessures qu'elle a provoquées et que rien ne pourra jamais effacer empêchant la possibilité d'être heureux. A l'écoute de ces confidences la silhouette de la couverture est moins inquiétante : elle est peut-être celle d'un homme seul qui monte vers un apaisement.

            Trois femmes écrivaines, trois pères, trois romans à la fois semblables et dissemblables dont l'écriture met en lumière la joie ou la tristesse de ces huis clos que furent leurs familles mais où  l'amour circule malgré tout.