La littérature comme ascenseur social ?

Albert Camus, Annie Ernaux, Édouard Louis : qu'ont en commun ces trois écrivains ? Nés à des époques différentes dans des milieux modestes, voire très pauvres, qui ne les prédisposaient pas à autre chose que suivre les voies toutes tracées par leur milieu d'origine, ils se sont faits, par les mots, par le savoir, par une main tendue pour cet accès au savoir, un nom dans la littérature française. Nous avons voulu nous pencher dans l'animation de la bibliothèque du mardi 28 février sur ces transfuges de classe à travers certains de leurs écrits dans lesquels ils relatent et analysent ce processus de transclasse dont le concept a été inventé en 2014 par Chantal Jacquet professeure de philosophie.

                       Albert Camus né à Mondovi en Algérie en novembre 1913, orphelin de père très jeune, va vivre dans une famille illettrée, composée de sa mère aimante, son frère, sa grand-mère rude et dominatrice, et son oncle au sein d'un foyer pauvre mais pas misérable. La mer, le soleil, l'école, les copains et le sport vont lui apporter cette liberté dont il a tant besoin. Mais c'est un homme Monsieur Germain, son instituteur de la classe de certificat qui va sceller le destin de l'enfant en lui faisant passer l'examen des bourses et donc lui rendre possible l'entrée au lycée. Un roman Le premier homme trouvé à l'état de manuscrit dans la voiture accidentée où l'écrivain trouva la mort le 4 janvier 1960 aux côtés de Michel Gallimard, puis le discours de réception du Prix Nobel de littérature à Stockholm le 10 novembre 1957 qui lui est dédié rendent hommage à celui qu'il nomma son père spirituel.

             Albert Camus s'est donc construit dans un milieu difficile. Quel regard portait-il, enfant, sur ce milieu, sur sa famille ? C'est l'entrée au lycée qui lui fait perdre les repères de son enfance semblable à celle de ses copains de quartier et il écrira "j'avais honte de ma pauvreté et de ma famille (...). Auparavant, tout le monde était comme moi et la pauvreté me paraissait l’air même de ce monde. Ay lycée, je connus la comparaison. » et quand il écrit le mot domestique pour nommer le métier de sa mère il prend conscience de sa classe, du fait qu'un enfant n'est rien par lui-même, que ce sont ses parents qui le définissent, que lui n'a ni passé, ni maison de famille, ni grenier bourré de lettres . Ces mots sont ceux de Jacques Cormery, le double d'Albert Camus dans le roman. L'amour des mots, l'école, les rencontres décisives ont façonné les années d'apprentissage qui ont fait de cet enfant pauvre le grand écrivain nobelisé et l'homme digne, respectueux, épris de liberté comme de justice qui dira : « C’est dans cette vie de pauvreté, parmi ces gens humbles ou vaniteux, que j’ai sûrement touché ce qui me paraît le sens vrai de la vie. » ou encore « il pouvait enfin revenir à l’enfance dont il n’avait pas guéri, à ce secret de lumière, de pauvreté chaleureuse, qui l’avait aidé à vivre et à tout vaincre. »

           

                       Annie Ernaux, Annie Duchesne, naît à Lillebonne près d'Yvetot en Normandie le 1er septembre 1940 ; elle grandit dans un milieu modeste de parents ouvriers puis petits commerçants. Après des études, collège et lycée, dans une institution religieuse puis aux universités de Rouen et de Bordeaux elle se dirige après son agrégation de lettres vers l'enseignement. Elle habite depuis plusieurs années à Cergy Pontoise. Elle reçoit le prix Nobel de littérature à Stockholm le 10 décembre 2022, première écrivaine française à l’obtenir. Le livre qui l'a fait connaître du grand public, après 3 romans fictionnels, est La place paru en 1983. Elle le qualifiera de récit autobiographique ; il annonce les thèmes qui seront les siens dans tous les livres suivants : l'écriture de soi, sa vie racontée sous toutes ses coutures même les plus intimes, mais dans lesquels le je qui parle d'elle sera toujours lié au collectif. Les données culturelles et sociologiques, les relations humaines, la vie quotidienne dans des lieux partagés comme le métro, la rue, les hypermarchés, les intérieurs d'appartements ou de maisons sont présents comme marqueurs d'une société à un moment donné. C'est dans ce livre aussi dont la figure centrale est son père que se met en place cette écriture plate, accessible à tous, la seule à ses yeux apte à retraduire son milieu d'origine. La pauvreté de langage choisi pour dire la pauvreté d'un monde. Écrire chic pour un milieu ordinaire aurait été une imposture.

            Un autre livre majeur dans sa bibliographie est Les années paru en 2008. Le livre est un récit glissant écrit surtout à l'imparfait, temps qui dévore le présent au fur et à mesure que le récit se déroule au fil des 68 ans de sa vie. La narration est faite d'arrêts sur mémoire marqués par des photos où elle se décrit à 9 ans puis à 15, puis à 45 puis à 52 et enfin à 66 ans dans les positions sociales successives de son être. C'est une série d'instantanés captés par des photos ou des vidéos qui font entendre le chœur d'un pays, la France, à travers la vie d'une jeune femme de l'après guerre qui quitte sa classe d'origine et accède au savoir, à la culture.  Le je du roman La place est remplacé dans cette biographie impersonnelle selon ses mots, par les pronoms on, nous ou elle qui donnent ainsi au roman une portée universelle. C'est cet aspect-là de son œuvre qu'ont mis en avant les membres du jury lui attribuant le prix Nobel.

            La question du transfuge de classe, la description de la petite vie des gens modestes puis de la fracture sociale qui se creuse avec le temps, du décalage progressif entre la petite fille qui s'instruit à l'école et sa famille dont elle a parfois honte sont présents dans les deux livres : ses années d’étudiante sont le temps de sa rupture avec son monde d'origine, tout ce qu'elle a enfoui comme honteux...je me me suis pliée au désir du monde où je vis qui s'efforce de faire oublier les souvenirs du monde d'en bas comme si c'était quelque chose de mauvais goût. Mais elle rendra cependant hommage à son père pour qui l'école était la clé de la réussite qui lui répétait : écoute bien à ton école et qui chaque matin la conduisait, enfant, de la maison à l'école sur son vélo : Il était le passeur entre deux rives.

           

                       Eddy Bellegueule est né le 30 octobre 1992 à Abbeville ; il grandit à Hallencourt dans la Somme, entre à l'internat en classe de seconde au lycée d'Amiens où il fait partie de la section théâtrale. Il étudie ensuite l'histoire à l'université de Picardie où il est remarqué par le sociologue et philosophe Didier Eribon auquel sera dédié le roman En finir avec Eddy Bellegueule. Fréquente l’École supérieure de la rue d'Ulm. Il dirige un ouvrage collectif sur Pierre Bourdieu et en septembre 2014 prépare une thèse de doctorat sur Les trajectoires des transfuges de classe. En 2013 il obtient de changer de nom et devient Édouard Louis en même temps qu'il joue sur sa transformation physique. Son premier roman En finir avec Eddy Bellegueule écrit à la première personne est autobiographique ; il y dépeint sa famille et son milieu social d'origine : une société prolétarienne violente, alcoolisée, avec des valeurs masculines exacerbées, hermétique à la différence et aux possibilités de changement, stigmatisant les homosexuels. On peut y voir aussi un réquisitoire contre les différentes sortes de violences : celle des élites et de leur domination sur les classes sociales les plus fragilisées, la violence physique du travail qui brise le corps des ouvriers, la domination masculine sur ceux qui la subissent femmes et enfants. La scène fondatrice de ce livre est l'agression, qui deviendra journalière, de deux collégiens le jour de l'entrée en 6ème du narrateur qui le frappent en lui disant : c'est toi le pédé ? Il y aura alors ses tentatives pour être comme les autres garçons de son âge, en corrigeant dans une guerre contre lui-même, sa façon de parler, de marcher, en niant les désirs de son corps, de devenir un homme, un vrai comme ceux de sa famille, de son milieu. Mais le titre même du livre indique que ses efforts seront vains et qu'il faut la mise à mort de cet adolescent qui n'a pu changer à l'intérieur du monde de ses parents pour que soit possible la naissance d'un jeune homme autre et donc la nécessité de se rebaptiser. La juxtaposition des deux noms Eddy Bellegueule et Édouard Louis sur la couverture du livre en est le symbole.       

Dans le milieu défavorisé où il vit la violence est quelque chose de naturel, d'évident ; l'école n'est pas mise en valeur. C'est une valeur bourgeoise méprisée, liée à la féminité, que l'on abandonne dès que l'on a 16 ans. Ce sera le théâtre, dont l'accès lui a été ouvert par les ateliers suivis au collège, qui va lui permettre d'échapper à son milieu d'origine, de devenir autre, d'être ce qu'il va appeler lui-même un transfuge de classe. Admis au lycée d'Amiens, où existe une section théâtrale, il sera loin des siens, du schéma qu'ils avaient tracé pour lui et écrira après avoir reçu sa lettre d'admission. Je ne voulais plus rester à leur côté, j'étais déjà loin, je n'appartenais plus à leur monde désormais, la lettre le disait.  

            Pourrions-nous donner à Eddy Bellegueule/Édouard Louis le titre du  livre du sociologue et professeur des universités Norbert Alter paru en 2022 : Sans classe ni place. L'improbable histoire du garçon qui venait de nulle part ?