"Les choses humaines" de Karine Tuil

Le mouvement MeToo, né aux États Unis avec le scandale du producteur de cinéma Harvey Weinstein et les révélations de personnalités influentes du petit et du grand écran, a libéré la parole des femmes afin de faire savoir que le viol et les agressions sexuelles sont plus courantes que ce qui est souvent supposé. Il a permis aux victimes de s'exprimer et a mis en lumière la notion de consentement : le silence de la jeune fille est-il un signe d'approbation, ? Traduit-il au contraire un effet de sidération qui la rend incapable de s'opposer au désir masculin ? C'est cette question que pose, entre autres, le roman de Karine Tuil et qui a fait naître des discussions passionnées après sa présentation à la dernière animation de la bibliothèque en décembre 2021.

            Karine Tuil, romancière française née en 1972, donne comme thèmes à ses livres les contradictions des individus, les hypocrisies de la vie contemporaine dans une analyse sans complaisance de notre société. Les choses humaines, qui a obtenu le prix Goncourt des lycéens en novembre 2019, met en scène un couple de pouvoir. Lui, Jean Farel 70 ans, est un journaliste politique célèbre dont les émissions à la télévision et à la radio depuis plus de 40 ans lui assurent une grande popularité et lui conférent un statut envié. Elle, Claire plus jeune que lui de 30 ans est une essayiste brillante, qui soutient les causes féministes et dont les analyses traduisent passion et réflexion. Ils ont un fils Alexandre 21 ans à qui tout réussit et qui après avoir intégré Polytechnique étudie dans une prestigieuse université am »ricaine. Naturellement il y a roman si la tragédie ou le drame survient ; c'est ce qui va se passer et la parfaite construction sociale des Farel va vaciller sous une accusation de viol portée contre leur fils.

            La construction du roman est constituée de trois parties qui suivent l'ordre chronologique des faits : la diffraction, le territoire de la violence, les rapports humains.

            La diffraction est en physique le phénomène de déviation des rayons lumineux au voisinage de corps opaques ; c'est le comportement des ondes lorsqu'elles rencontrent un obstacle. Les trois personnages de la famille Farel avant qu'ils n'éclatent, qu'ils se décomposent au contact d'obstacles sont des gens lisses, brillants mais qui déjà portent en eux des zones d'ombres. Jean Farel est, nous l'avons dit, un journaliste connu, célèbre, reçu partout avec déférence. Mais il veut durer, ne jamais rien lâcher quel que soit le prix à payer et en sourdine on dit de lui qu'il est vaniteux, égocentrique, belliqueux, caractériel. Claire a fait un mariage de raison, d'ambition pourrait-on dire. Devenir l'épouse de Jean Farel la projetait dans un milieu social et intellectuel auquel, seule, elle n'aurait jamais pu accéder. Alexandre par ses réussites universitaires est un jeune homme qui comble d'orgueil son père mais cette réussite scolaire cache une grande solitude affective, un manque de confiance en soi qu'une tentative de suicide, très vite cachée au yeux de tous, a mis en lumière. La première déflagration va être l'amour physique fou que Claire va ressentir pour un obscur professeur juif de philosophie et qui fera voler en éclats le couple artificiel qu'ils font mais dont l'image donnée ressemblait à celle d'un couple idéal. Une autre déflagration va être la tentative par un nouveau directeur des programmes de télévision de se débarrasser sans élégance de Jean Farel jugé trop vieux pour la chaîne et ne renvoyant pas une image de modernité.

            Nous sommes entrés dans le territoire de la violence qui est dans le livre celui des rapports humains. La violence va être présente dans les faits, dans les comportements, dans les réseaux sociaux dont l'adjectif social laisserait supposer un effort ou une volonté de bienveillance alors que très souvent leur brutalité est si peu humaine. Le narrateur les appellera « des machines à broyer » Mais la violence extrême est ressentie par Mila Wiezman, fille du compagnon de Claire qui va accuser Alexandre de l'avoir forcée à un rapport sexuel alors qu'il la raccompagnait après une soirée étudiante et que les derniers mots de son père la confiant au jeune homme avaient été « Prends bien soin d'elle. ». Cette accusation va déclencher une tempête médiatique au vu de la célébrité des parents de l'accusé ; les réseaux sociaux vont amplifier cette affaire et des centaines de messages anonymes prendront pour cible Claire. Elle, la féministe, va voir ses propos déformés, ses positions attaquées sans qu'elle puisse s'interposer et tenter, avec raison et modération, de faire face à cette agressivité. Le procès médiatique va précéder le procès devant le tribunal et Maître Célérier, avocat d'Alexandre, regrettera que la justice soit bousculée par les réseaux sociaux et l'opinion publique influencée par eux. Les plaidoiries des deux avocats celui de Mila et celui du jeune homme constitueront l'essentiel de la 3ème partie du roman. Karine Tuil, qui a fait des études de droit et fut juriste, choisit de donner à chacune une importance égale. Elle s'en explique : Je raconte une histoire de violence du point de vue de l'accusé et de sa famille et je trouve cet exercice intéressant parce que j'aborde la question du droit de défense, du respect au contradictoire et du droit de chacun de se défendre en cas d'accusation.

 

            Que les lycéens aient choisi ce livre pour lui attribuer leur Prix Goncourt n'est pas étonnant : il met en mots certaines de leurs préoccupations, de leurs peurs, de leurs drames. N'est-ce pas la force d'un roman réussi que de tendre un miroir à un pan de la société ?

            Nous n'étions pas des adolescentes autour de la table ovale de la bibliothèque ce mardi de décembre et pourtant c'est avec passion que nous avons parlé de ce livre ! Certaines ne voyaient en Alexandre qu'un garçon incapable de refréner son désir sexuel sans accorder aucune place aux réactions de la jeune fille et rappeler ainsi cette image du mâle triomphant que des siècles de suprématie masculine dédouanent  ; d'autres émues par ce jeune homme que ses parents ont si mal ou si peu aimé et qui ne sait pas se mettre à la place de l'autre, car personne ne s'est jamais vraiment penché sur lui, refusaient cette image de prédateur. Mila elle aussi était au centre des discussions échappant à cette image de jeune fille effarouchée qu'elle présentait au début de l'histoire. Ces personnages de roman étaient sortis des pages du livre pour rejoindre des faits d'actualité ou des souvenirs personnels. Le livre, une fois de plus, a joué son rôle, même si ce n'est pas le seul, de solliciter notre réflexion.