Les mots de la littérature peuvent-ils soigner les maux de la vie ?

L’animation du 6 février a présenté côte à côte Laure Murat et Neige Sinno pour leurs ouvrages respectifs Proust, roman familial et Triste tigre. Cette proximité a été voulue par Jeanine et Macau pour parler des blessures de ces deux écrivaines dont l'une et l'autre ont voulu par leurs livres sinon en guérir au moins les atténuer, et pour nous, tenter de répondre à cette question : les mots de la littérature peuvent-ils soigner les maux de la vie ? 

            Laure, Marie, Caroline, Princesse Murat, est née le 4 juin 1967 à Neuilly sur Seine puis a vécu jusqu'à ses 19 ans dans un hôtel particulier du 16ème arrondissement Le titre princier a cette particularité d'être le seul qui soit transmissible aux filles. Le titre Princesse figurait sur sa fiche d'état civil jusqu'en 2020 année où l'informatisation a mangé sa couronne !. Elle est la fille de Jérôme, Joachim, Napoléon Murat arrière petit neveu de l'Empereur et d'Inès Albert de Luynes fille du Duc de Luynes. C'est dans le fastueux palais de ses grands parents situé rue de Monceau et inauguré par l'impératrice Eugénie, que Proust sera souvent reçu. C'est là  qu'il fera la connaissance de Oriane de Guyon qui deviendra Oriane duchesse de Guermantes figure mythique de son œuvre A la Recherche du temps perdu. C'est là aussi qu'il rencontre des ducs, contes, barons et beaucoup de membres de cette aristocratie qui lui serviront de modèles pour les personnages des 8 tomes de La Recherche et dont Laure Murat écrit : "Toute mon adolescence j'ai entendu parler des personnages  des romans de Marcel Proust persuadée qu'ils étaient des oncles ou des cousines que je n'avais pas encore connues". Voilà le monde dans lequel a grandi Laure Murat : un monde de gens titrés, de serviteurs, de gouvernantes, de privilèges de hiérarchie et de luxe. Pour finir sa présentation et opposer celle qu'elle aurait dû être et celle qu'elle est laissons-lui la parole : "Mon destin on me l'a assez répété était de me marier et d'avoir des enfants. Je n'ai pas d'enfants, je ne suis pas mariée, je vis avec une femme, je suis professeure d'université aux États Unis, je vote à gauche et je suis féministe". Wikipédia la présente sobrement : Historienne française professeure à l'Université de Californie de Los Angeles

             Une des premières blessures de sa vie fut l'absence de signes d'affection familiale mais surtout maternelle dans son enfance, sa jeunesse et sa vie d'adulte. La seconde sera son rejet définitif de sa famille après l'aveu de son homosexualité.

            Laure Murat reçut une éducation stricte dans un un monde aristocratique où la forme seule compte et dont sont exclus les sentiments du moins leur manifestations extérieures, où est interdit toute ouverture vers ce qui n'est pas cet univers aristocratique, élégant, privilégié, fermé, protégé de tout ce qui ferait tache. Laure Murat n'a aucun souvenir ou photo de ce qui aurait pu être un moment de tendresse ; seule l'indifférence, la dureté ont présidé à son éducation. Cette part d'inhumanité était incompréhensible, intolérable pour l'enfant que j’avais été. Cette première blessure va trouver un réconfort dans la lecture des pages de Proust ; elle écrit à l'avant dernière page Proust se doutait-il que qu'en échafaudant son roman il inventait un secours plus puissant que la tendresse d'une mère absente ?

            Une seconde blessure est plus douloureuse encore car elle va entraîner pour Laure son exclusion définitive de sa famille après l'aveu de son homosexualité et les mots terribles que sa mère va prononcer  Pour moi tu es une fille perdue. Perdue : Prostituée ? Comme le temps perdu : gâché, irrattrapable ? Morte ? Ce n'est pas l'homosexualité qui va faire scandale, elle est omniprésente dans La Recherche C'est son aveu et sa volonté de la vivre au grand jour qui est la faute suprême dans une société aristocratique où tout est dans le paraître où seul l'extérieur compte  on m'a donc ordonné de me taire et d'accepter par ce silence la négation de ma vie amoureuse, d'accepter une forme de sous citoyenneté comme aux temps d'Oscar Wilde. Il faut se rappeler qu'en France dans les années 80 l'homosexualité est considérée comme une déviance, comme une maladie et de fait elle ne sortira du classement des maladies mentales de l'OMS Organisation Mondiale de la Santé qu'en 1990. Un climat d'opprobre et de malédiction règne et les lesbiennes et les homosexuels sont soudés par le silence auquel ils sont assujettis, sommés de cacher leurs vice. Proust qui va en parler dans ses pages  noircit le lustre de la noblesse en en dévoilant les dessous, les mensonges, la sexualité dite déviante et ce mélange, dans les maisons de plaisirs, de domestiques et d'aristocrates qui inversent souvent le rôle social, les premiers dominant les seconds, ce qui est inenvisageable au grand jour. Ce que Laure Murat appellera plus tard dans ses essais le 3ème sexe présente un danger autre qu'une condamnation morale ; si dans ce monde de désordre sexuel où l'homme peut faire la femme, le maître se trouver sous la domination du domestique comme on le lira souvent dans des pages de Proust parlant de scènes vues dans les bordels c'est l'ordre politique qui est menacé et l'aristocratie elle même dont la première place ne peut être conservée que parce que rien ne change et que l'ordre social doit rester immuable. Un rôle libérateur peut être donné à ces pages et il le sera pour Laure Murat. Le 2ème bouleversement trouvé dans les pages de La Recherche c'est de prendre l'homosexualité au sérieux. La littérature constitue une expérience privilégiée pour déployer au grand pour un sujet, fût-il tabou jusque là, qui deviendra un sujet universel. Après Proust le regard littéraire porté sur l'homosexualité ne sera plus le même  : il a fait de ce sujet minoritaire un sujet qui peut accéder à l'universalité. Après avoir lu Sodome et Gomorrhe dira Laure Murat je suis devenue plus lucide sur la banalité de ma propre histoire et j'ai pu trouver sous l'humiliation qui m'avait été infligée une sorte de grandeur ou du moins de normalité.

            Elle écrira : "Je loue la magie de Proust de m'avoir sortie du monde où je suis née." Mais surtout semblant répondre à la question que nous avions posée cette phrase qui est la dernière de son livre : "A ce titre il ne serait pas exagéré de dire que Proust m'a sauvée".

 

            Très différent par le thème et l'écriture est Triste tigre de Neige Sinno. C’est le plus titré de la rentrée littéraire 2023 : prix prestigieux comme le Goncourt des Lycéens, le Femina ou du Monde des Livres, d’autres moins comme les Inrocks et le prix Blù Jean Marc Roberts, qui a pour objectif de récompenser une étoile montante de la littérature française, de valoriser la nouveauté et l'inattendu, et de mettre en lumière la révélation de la rentrée littéraire. Et c’est bien ce qui caractérise cette auteure qui, à 46 ans, quasiment inconnue, avait peu publié et son livre, nouveau et inattendu, pas dans le sujet mais dans son traitement. 

Neige SINNO est née en mai 1977 à VARS dans les Hautes Alpes, ses parents se séparent. En 1984, sa mère va refaire sa vie avec un homme qui partage avec elle la passion pour la montagne où ils vont s’installer, vivant de petits boulots saisonniers comme un couple qu’on appellerait aujourd’hui néo ruraux.

La jeune Neige accepte très mal l’arrivée de cet homme dans leur vie alors que leur père maintient, au moins au début, des liens très affectueux. Elle ne l’aime pas.

Elle va être violée pendant sept ans.

Neige Sinno se dévoile peu dans le livre, car elle n’en est pas le sujet : ce qu’elle veut, et elle le dit dès le premier sous-chapitre, c’est se mettre dans la tête du bourreau pour comprendre ou essayer de comprendre, pour établir la vérité, sa vérité, pour prévenir surtout ! Le faire sans précaution, crûment, sans intention de choquer mais pour être au plus près des actes.

Difficile de parler d’un livre salvateur, d’une thérapie quand on lit la quatrième de couverture.

« J’ai voulu y croire, j’ai voulu rêver que le royaume de la littérature m'accueillait comme n’importe lequel de ces orphelins qui y trouvent refuge, mais même à travers l’art, on ne peut pas sortir vainqueur de l’abjection.

La littérature ne m’a pas sauvée. Je ne suis pas sauvée. »

« Je n’ai pas envie d’être sauvée, d’une chose si grave et que des milliers de gens sont en train de vivre actuellement ? Quel sens cela aurait-il ? »

Elle sait que, de toute façon, elle vivra toujours avec ça !

Titre inspiré d’un poème de W. BLAKE The Tiger, réflexion sur le Bien et le Mal, mais aussi de Tigre, Tigre de Margaux FRAGOSSO qui voit dans l’animal son prédateur.

Triste par ce qu’elle fait de lui dans le livre : de prédateur fascinant du début, de présence oppressante dans le texte, il s’amoindrit petit à petit, presque au point de disparaître.

Elle aura passé 20 ans à la rédaction de ce livre, examinant les années passées à subir l’inceste sous tous les angles, pour nous proposer ce texte habité, composé d’interrogations d’analyses et de réflexions sur ce que nous faisons de ce qu’on a fait de nous, en convoquant d’autres auteurs, analysant d’autres œuvres.

Livre enrichi tout au long de sa vie mais qui s’est aussi écrit très vite, qui a été raconté, pensé, maturé, maturité pas seulement dans son existence personnelle mais dans ses lectures, ses rencontres.

Il est composé de différents registres, de différentes formes : des portraits, des témoignages, des contes, des analyses de textes (Lolita de Nabokov), des lettres, des articles de presse et même des pièces du procès.

Neige SINNO a fait un travail de chercheur en quête de vérité, pas une vraie chercheuse car elle a utilisé le tout venant de ses lectures. Elle ne veut pas donner l’impression qu’elle sait tout sur le sujet mais ne parler que d’elle l’aurait enfermée dans son atroce récit. Parler des autres a fait d’elle un individu dans un collectif.

C’est un livre qui pense et fait penser

A la fois récit et exploration de tous les questionnements pour comprendre pourquoi c’est arrivé et pourquoi c’est possible.

Témoigner devient une mission, c’est parler pour les autres mais pas à la place des autres. 

Elle n’a pas lissé la forme du fait de la diversité de genres mais aussi par sa volonté de ne pas esthétiser la violence, ce qui, pour elle, serait une horreur supplémentaire.

Elle maîtrise l’écriture tout le temps, ne va que là où elle veut aller, s’autocritique sans arrêt par honnêteté, c’est comme un contrat moral sur la forme et le fond.

Originalité dans la forme et la construction mais aussi des idées quand elle évoque la prison, le statut de victime, la résilience, le consentement, le passage à l’acte…

Elle répète beaucoup dans ses interviews que son but est d’être un bon adulte protecteur ; son livre doit lui servir à elle et aux autres, elle participe à un élan collectif.

Elle avait peur que son livre ne soit lu que comme un sujet sur l’inceste et elle se rend compte qu’il a été reçu comme elle l’avait souhaité :  il sera utile.