Quand tu écouteras cette chanson ...

La collection Ma nuit au musée, dont le roman Quand tu écouteras cette chanson écrit par Lola Lafon est le 13ème ouvrage, est le fruit d'une collaboration entre les éditions Stock et le musée Picasso dans laquelle des écrivains passent une nuit au musée et écrivent pendant ces heures d'enfermement un texte sur les œuvres, leurs sentiments, leurs divagations face aux toiles ; puis le choix du musée s'est élargi et c'est au musée Anne Frank à Amsterdam que Lola Lafon a passé la nuit du 18 août 2021. Elle voulait, au contact de ces murs dans lesquels Otto Frank, sa femme et leurs deux filles Margot e Anne se sont cachés pendant 750 jours, retrouver l'adolescente dont le Journal l'avait fascinée. 

    Même si tout le monde, ou presque, a lu le Journal d'Anne Frank rappelons qui était cette jeune fille dont Lola Lafon dit :Comme elle est aimée cette jeune fille juive : parce qu'elle est est un symbole de la Shoah ? De l'adolescence entravée et meurtrie ? Anne Frank est née le 12 juin 1929 en Allemagne, arrivée avec sa famille à Amsterdam en 1933 pour échapper à la montée du nazisme. Mais à Amsterdam aussi sont votées des lois antijuives et les rafles sont nombreuses dans cette ville. Otto Frank a décidé, puisque émigrer était devenu impossible pour lui et sa famille, de se cacher et de le faire en plein Amsterdam au dernier étage de l'immeuble dans lequel se trouve son entreprise. Cette cachette que la traduction française appellera l'Annexe a son accès dissimulé derrière une bibliothèque pivotante qui se trouve au fond du couloir du 1er étage. C'est dans cet espace de 40 mètres carrés qu'ils vont vivre, à 8 personnes, pendant 25 mois. du 9 juillet 1942 jusqu'à leur arrestation le 4 août 1944. Déportée avec les siens par le dernier convoi le 3 septembre 1944 Anne est  internée avec sa sœur Margot dans le camp de Bergen/Belsen, en Allemagne où elle meurt du typhus, de faim, de froid, quelques jours après Margot, le 31 mars 1945.

    Pourquoi Lola Lafon a-t-elle éprouvé ce désir de vivre une nuit dans l'Annexe d'Amsterdam, dans ce lieu clos qui fut à la fois un refuge et une geôle pour Anne Frank ? Est-ce parce que elle est juive comme elle ? Parce que comme Anne Frank elle a dû quitter le pays et la langue de sa naissance pour vivre ailleurs ? Parce qu'elle a connu les dictatures ? Parce que, adolescente, écrire a été pour elle aussi un moyen d'exister, de décrire en les analysant les joies et les peines de son exil ? Écrivaine, chanteuse, compositrice et féministe française Lola Lafon est née à Paris le 28 janvier 1970, d'un père français et d'une mère roumaine. Elle grandit en Bulgarie puis en Roumanie jusqu'à ses 12 ans. où elle arrive en France en classe de 5ème. Les mots seront pour elle une façon de se faire accepter par ses compagnes de classe, de les intéresser, d'entrer dans leur intimité, de leur ressembler. Elle écrit des nouvelles pour adolescents et des romans pour lesquels elle a reçu des prix littéraires, dont La petite communiste qui ne souriait jamais centré sur Nadia Comaneci, la jeune gymnaste roumaine de 14 ans qui fut la découverte des jeux olympiques d'été de 1976. Quand tu écouteras cette chanson  publié en 2022 est son 7ème roman

    Le personnage central de ce roman, si on peut l'appeler ainsi, est le cahier à carreaux rouges, qu'Anne Frank a reçu de ses parents ; laissons-lui la parole. Le vendredi 12 juin (1942) je me réveillai avant le coup de 6 heures, chose compréhensible puisque c'était le jour de mon anniversaire   Dès 7 heures j'allai voir papa et maman et je pus enfin déballer mes cadeaux au salon. La toute première surprise ce fut TOI un de mes plus beaux cadeaux probablement. Elle va l'appeler Kitty et il deviendra non seulement le journal dans lequel elle note ses observations, ses impressions mais aussi l'amie imaginaire à qui on confie tout. Ce que veut aussi Anne Frank ce n'est pas seulement faire de son Journal un confident c'est aussi trouver dans l'écriture quotidienne la manière la plus juste de décrire ses observations, ses premiers émois amoureux, ce manque de tout propre aux temps de guerre aggravé pour eux par le fait qu'ils n’existent pas officiellement et donc n'ont pas de tickets d'alimentation. Elle écrira cependant après avoir énuméré tout ce dont ils sont privés : Mais toutes nos privations ne sont rien face à l'horreur d'être découverts. Cette peur de l'arrestation donc de la mort pour eux tous entraînant aussi, vraisemblablement celles de leurs protecteurs est souvent présente dans des lettres du Journal. Mais la tristesse et la peur ne sont pas les seules facettes de l'adolescente. Elle est aussi drôle, futile, agacée par ses parents que pourtant elle aime tant, se disputant pour des broutilles, versant des larmes d'amour : bref une adolescente comme toutes les autres ; elle aime le soleil, le ciel bleu qu'elle aperçoit par une toute petite échancrure d'un vasistas du grenier qui n'est pas opacifié, le bonheur d'être vivante et de savoir que la fin de la guerre approche avec l'avancée des armées des alliés. Anne Frank veut faire œuvre d'écrivaine, de journaliste, se préparer à ces deux métiers qu'elle voudrait exercer plus tard.

    C'est cette jeune fille là que Lola Lafon veut retrouver dans les murs vides de l'Annexe ; la fascination qu'Anne Frank exerça sur l'auteure lui faisant choisir les pièces fermées de L'Annexe pour tenter de comprendre la jeune adolescente, d'entrer dans ses pensées. Mais si elles ont en commun la judéité, la mise à nu de soi dans l'écriture des pensées intimes, l'insatisfaction parfois de voir les mots rétifs pour cerner ces pensées, ce que Lola Lafon ne pourra jamais ressentir ce sont la dépression d'être enfermée pendant 25 mois privée d'air, de lumière, réduite au silence total plusieurs heures par jour pour que leur présence ne soit pas détectée par ceux des employés qui, à l'étage inférieur, ne connaissent pas leur existence

    Quand tu écouteras cette chanson peut être lu comme ces passerelles entre Anne Frank et Lola Lafon dont pour toutes les deux parce que juives les généalogies sont trouées de silence, dont les arbres généalogiques ont été arrachés, brûlés,calcinés et les lignées hantées de trop de disparus.  Mais le roman est aussi le récit du retour d'Otto Frank seul survivant des 8 habitants de l'Annexe des camps de concentration, (il mourra à 91 ans en 1980), de la quête de ses filles jusqu'à la confirmation de leur mort l'été 1945, de sa découverte du Journal, de son refus d'abord de le lire comme si c'était un sacrilège, puis de sa lecture à quelques amis, de l'acceptation de sa publication, de la volonté qu'il soit connu fût-ce à travers des pièces de théâtre et des films qui vont un peu réduire la personnalité de la jeune fille ; il va accepter qu'on l'adapte au public auquel ces traductions sont destinées qui sont parfois une déconstruction de l’œuvre et auxquels ils ne voudra jamais assister.

    Mais le roman est aussi c'est aussi les fragments d'une autre histoire belle et émouvante et qui explique dans les dernières pages du livre le titre qui semblait énigmatique au début, presque incongru dans ces correspondances entre Anne Frank et Lola Lafon. Ce titre fait référence à une autre victime des systèmes totalitaires qui broient les individus : un jeune lycéen, Charles Chea beau, fils de diplomates, aimant la musique et les chansons, parlant plusieurs langues et portant des lunettes. A travers ce jeune homme la fin du roman devient un plaidoyer contre toutes les dictatures donnant aux dernières pages un ton bouleversant.

   

    D'autres livres, d'autres auteurs, d'autres couvertures vont fleurir dans les librairies et leurs vitrines de Noël. Peut-être allons-nous recevoir en cadeau une de ces nouveautés ou un de ces prix littéraires que la publicité met en lumière. Espérons juste, quel qu'il soit, qu'il nous plaise parce que « nous sommes les enfants des romans que nous avons aimés, ils se déposent au creux de nos peines, de nos manques, ils contiennent tout ce qui se dérobe à nous, qui passe sans qu'on ait pu le comprendre »